3 - RHAPSODIE POUR UN BAIN

Pays Toraja

Région de Rantépao

Sulawesi – Indonésie

 

— Alors, Pinocchio, glapit Hortengul, le bain est-il prêt ?

Tout habillé de jaune et de violet, le mulâtre porta les mains à ses tempes ; c’était sa façon de se montrer contrarié.

— Maître, se plaignit-il, les nourrices de la ville ne suffisent pas à remplir votre baignoire.

— Les paysannes de la campagne environnante sont réputées pour leurs saines poitrines ; il suffit de convoquer ces épaisses génisses.

— Faudra doubler les collecteurs, s’inquiéta Pinocchio.

— Double ! Triple ! Je serais contrarié que cette potion ne s’aigrisse à trop attendre.

Pinocchio s’éloigna afin d’accélérer le mouvement. Une fois seul, Hortengul s’abîma dans ses réflexions. Depuis la grande catastrophe naturelle qui avait pratiquement rayé Java de la carte, il y avait quelques mois de cela, il s’était affublé du titre de Président. Son titre de Gouverneur de la capitale lui avait permis de maîtriser les survivants de l’armée et de la police, lorsque Djakarta avait disparu sous la mer, à la suite de la terrible éruption du volcan Mérapi qui avait partagé l’île en deux.

Il grommela de plaisir. De tempérament tyrannique, usurpateur par nature, il était entré dans la peau d’un dictateur avec une déconcertante facilité.

Pinocchio revint ; un large sourire éclairait sa face peinte.

— Les choses vont plus vite que je ne le pensais, annonça-t-il.

— Je me demande pourquoi je t’accorde tant de confiance et te gratifie de confidences, le railla Hortengul.

— Parce que vous êtes assuré de mon entier dévouement.

Le bouc émissaire osa une révérence, dit avec un faux sérieux :

— Nous pouvons commencer à nous préparer.

— Déshabille-moi, commanda Hortengul.

Il se dandina, sauta d’un pied sur l’autre, tendit ses bras potelés en avant, les doigts en éventail. Finaud, Pinocchio distribua quelques baisers furtifs sur les mains frétillantes, puis commença à déboutonner la longue chemise rouge à froufrous qui s’ouvrait de la même façon devant et derrière. Durant ce travail minutieux qui le mettait en sueur tant les boutons étaient nombreux et minuscules, il se permit de caresser un peu le ventre blême d’Hortengul.

— Je comprends mieux pourquoi je te garde à mon service, susurra le Président-Gouverneur : tu as des gestes de papillon ! Ces prémices m’émoustillent, me plongent dans une véritable bonne humeur. Continue, mon bon Pinocchio, je sens monter en mes reins un début de fièvre libertine.

Les pans séparés de la chemise tombèrent de part et d’autre des épaules rondouillettes, libérant le torse glabre. Hortengul baissa alors les bras, en profita pour frôler, au passage, le corps longiligne du mulâtre.

— Tes attributs figurent parmi mes plus belles prises de guerre.

— Les vôtres ne se laissent pas prendre, seulement taquiner.

— Innocent ! pouffa Hortengul. Je gage que tu ne les trouves pas !

Il proposa ses braguettes à multiples fermetures Éclair, se tortilla pour aider son compagnon : le pantalon à volants, d’un bleu sûr, très foncé, glissa peu après sur les cuisses pleines et lisses. Pinocchio tripota de légères excroissances molles, au-dessus des genoux d’Hortengul.

— Que vois-je ? s’étonna-t-il. Des bourrelets de vieillesse ?

— Dans l’affirmative, tu serais battu, grommela le Président-Gouverneur.

— Ce sont des muscles, majesté, s’empressa de diagnostiquer le domestique-amant.

— Dévergondé, pouffa Hortengul. Espèce de sale menteur !

Il tripota les seins en poire de Pinocchio, à travers la toile du pourpoint rayé, puis se mit en devoir de piétiner son pantalon.

— Par Zeus ! Si je ne m’abuse, me voilà nu comme un ver.

Il se massa les fesses d’un air pénétré.

— Annonce-moi au bain, décida-t-il, les yeux tournés vers le plafond.

Solennel, tout à coup, Pinocchio-caméléon le devança au fond de la chambre, poussa une porte à double battant, décorée de dragons d’or sur fond d’azur, jeta à la cantonade :

— Le Président-Gouverneur ! Musique, s’il vous plaît.

De jeunes et gracieux violonistes formaient une haie jusqu’à la baignoire drapée de soie blanche et précédée d’un petit escalier de bois peint.

— Une rhapsodie ! s’extasia Hortengul, en avançant, nu, sur la pointe des pieds, au milieu des musiciens. Pinocchio, tu me gâtes ; je reconnais en toi l’ami, mais traître à la patrie, car je n’ignore pas que tu hais le gamelan.

Les archets allaient et venaient sur les cordes, les adolescents jouaient, les paupières mi-closes, comme pour éviter de regarder l’indécent. Hortengul s’appuya sur l’épaule de Pinocchio pour se hisser sur les marches, puis, telle une naïade maniérée, se laissa glisser dans le lait.

— Dé-li-cieux ! murmura-t-il, en rythme. Ce contact ne ressemble à aucun autre, mon pauvre Pinocchio, profond ignare !

Immergé jusqu’au menton, il balança la tête en suivant la musique, puis il ordonna à Pinocchio de s’agenouiller auprès de lui, sur le carrelage :

— Maintenant, je t’écoute, imbécile, lui dit-il. Trace, à menus mots, un rapport succinct de l’affaire de Miami.

— Nos hommes se sont emparés de l’objet, résuma Pinocchio avec fierté.

— Tu as l’art des raccourcis ; mais voilà le type de phrase que j’apprécie, bougre d’âne !

Hortengul croisa les mains sur son ventre. Il soupira profondément avant de demander :

— Y a-t-il eu du dégât ?

— Chez nous, non. Quelques Américains ont été tués. Quatre, m’a-t-on dit.

— Et la jolie veuve ?

— Nos hommes l’ont occise comme vous le souhaitiez : sans laisser de traces.

Le Président-Gouverneur ferma les yeux, ouvrit un seul œil qu’il pointa avec ardeur sur le pauvre Pinocchio.

— Tu es sûr de n’avoir rien oublié, sacripant ? Ton histoire me paraît trop limpide pour être vraie. Qu’est-il advenu de l’agent du S.R.E. français, un type nommé Tennis ?

— Travis, corrigea Pinocchio. Celui-là ne nous gênera plus. Mais…

— Mais ? s’exclama Hortengul. Mais ? Nous y voilà ; avec toi, c’est comme au jeu de l’oie : cinq cases en avant, deux en arrière ! Mais ?…

— Travis a eu la malencontreuse idée de demander du renfort. Un second représentant des Services de Recherches Extraterrestres est arrivé à Miami le jour du dénouement.

— Et celui-là n’a pas été court-circuité, acheva Hortengul, sombre.

— Comment prendre des risques avec lui au cours de la phase la plus délicate de l’opération ?

Le Président-Gouverneur tapota du plat de la main le lait des nourrices de Rantépao ; une odeur aigrelette, qui n’était pas désagréable, s’éleva.

— On connaît l’identité de ce nouveau gêneur ? interrogea-t-il.

— À l’hôtel où la veuve a été liquidée, il s’était fait enregistrer sous un nom qui pourrait être d’emprunt : Le Bateleur.

— Cette punaise pourrait remonter jusqu’à nous : si nous l’écrasions, je serais plus tranquille.

— Nos troupes ont quitté Miami avec le sous-marin, opposa Pinocchio, gêné.

— Mais Le Bateleur a quitté Miami aussi, stupide individu ! Où crois-tu qu’il se trouve en ce moment, ce limier, hein ?

Pinocchio porta les mains à ses tempes ; il tremblait d’émotion.

— Comment le saurais-je ?

— Cervelle d’oiseau ! À cette heure, l’enquêteur français est en route pour le Maroc. Il suffira de le cueillir chez les Moulay-Hassan…

Pinocchio se dressa d’un bond.

— Je vais donner des consignes, dama-t-il.

— Hâte-toi, cancrelat, et ramène les grenouilles.

Quelques minutes plus tard, Pinocchio revint, chargé d’un gros baquet de bois. Dès qu’il en ôta le couvercle, des amphibiens sautèrent en tous sens, aussi s’empressa-t-il de déverser dans la baignoire ceux qui restaient, en un feu d’artifice de gouttelettes blanches et de clapotis : Hortengul couvrit de ses rires les voix suaves des violons.